Évolutions récentes de la jurisprudence en matière d’expropriation – Article

Dominique Lagasse
Avocat Associé
Cabinet Janson Baugniet (département de droit public et administratif)
Chargé de cours à la faculté de droit de l’ULB

Depuis une trentaine d’années, la Cour de cassation a consacré le principe selon lequel l’exproprié, qu’il soit propriétaire ou occupant du bien exproprié, doit être replacé dans la situation où il se serait trouvé en l’absence d’expropriation. En matière d’expropriation, dit-elle, il faut appliquer les principes de la responsabilité civile, sous la seule réserve que l’acte d’expropriation est un acte non fautif de l’administration. L’exproprié doit donc, en d’autres termes, recevoir des indemnités qui réparent intégralement tous les préjudices, même le plus petit, qui lui ont été causés par l’expropriation.

C’est par son arrêt du 20 septembre 1979 qu’elle a consacré ce principe : opérant un revirement de jurisprudence remarqué, elle a décidé que pour avoir une réparation intégrale du préjudice qui lui est causé par l’expropriation, l’exproprié doit recevoir, outre la valeur vénale de son immeuble, une indemnité complémentaire permettant de compenser la perte de valeur de l’argent ou la hausse du marché immobilier entre le transfert de propriété ordonné par le premier jugement du juge de paix et le moment où le juge statue définitivement sur les indemnités qui lui reviennent ; en d’autres termes, il faut actualiser la valeur du bien exproprié qui avait été fixée au jour du transfert de propriété, puisque la créance de l’exproprié n’est pas une créance de somme (un prix de vente), mais une créance de valeur (la réparation de son préjudice)[1].

Depuis lors, la Cour de cassation a progressivement tiré toutes les conséquences de ce principe fondamental, avec l’appui, à plusieurs reprises, de la Cour constitutionnelle.

Tel fut le cas, au cours des dernières années encore, à propos du remboursement à l’exproprié de ses frais de conseil technique, de ses frais d’avocat et de l’impôt sur la plus-value immobilière apparue à l’occasion de l’expropriation.

I. Remboursement à l’exproprié de ses frais de conseil technique

L’exproprié fait souvent appel à un conseil technique qui est plus à même que lui de porter une appréciation technique sur la pertinence du rapport d’évaluation de l’expert judiciaire.

Revenant sur une jurisprudence antérieure par laquelle elle refusait systématiquement d’indemniser ce poste du préjudice[2], la Cour de cassation a récemment admis, par un arrêt du 5 mai 2006, que les frais de conseil technique doivent être indemnisés pour autant qu’ils soient nécessaires à la procédure d’expropriation[3].  Comme la Cour d’appel de Liège l’avait exposé dans son arrêt du 24 juin 2002 contre lequel avait été introduit le pourvoi rejeté par la Cour de cassation, « pour obtenir une juste indemnité, l’exproprié doit être à armes égales avec le pouvoir expropriant et bénéficier d’un procès équitable, ce qui commande l’assistance d’un conseil technique dont les frais constituent un dommage qui est la conséquence nécessaire, in concreto, de l’expropriation »[4].

Par conséquent, dès lors qu’il n’est pas démontré que la partie expropriée dispose, par elle-même, de compétences techniques lui permettant d’évaluer un préjudice immobilier, ce poste pourra être indemnisé, du moins dans la procédure devant le juge de paix.

II.  Remboursement à l’exproprié de ses frais d’avocat

Dans la foulée de sa jurisprudence en matière d’indemnisation des frais de conseil technique, la Cour de cassation a également admis récemment, le 31 janvier 2008, – opérant de la sorte un autre revirement spectaculaire de jurisprudence – que les frais d’assistance d’un avocat font partie intégrante du dommage inhérent à la procédure d’expropriation[5].  Toutefois, depuis l’entrée en vigueur de la loi du 21 avril 2007 sur la répétibilité des frais et honoraires d’avocat et de son arrêté royal d’exécution du 26 octobre 2007 réévaluant le barème des indemnités de procédure, les frais et honoraires de l’avocat sont des dépens et doivent, dès lors, être calculés forfaitairement conformément à ce barème.

La Cour constitutionnelle a, elle aussi, jugé récemment que l’indemnité de procédure doit toujours être mise à la charge de l’expropriant, quelle que soit l’issue de la procédure devant le juge de paix, dès lors que l’expropriant doit toujours être considéré comme la partie qui succombe dans cette procédure, puisque l’exproprié ne saurait être tenu pour responsable de la perte du bien exproprié[6].

Le principe est-il également applicable à l’action en révision et à la procédure menée devant la Cour d’appel ? La question est délicate. Comme l’a rappelé récemment la Cour de cassation[7], la procédure en révision « n’est pas une suite nécessaire de la décision d’exproprier », de sorte qu’elle est soumise au régime général des frais et dépens du Code judiciaire, conformément à l’article 1017 de ce Code.  Dès lors, à notre avis, il ne peut être considéré que l’expropriant est toujours la partie qui devrait prendre en charge l’indemnité de procédure dans le cadre de l’action en révision ou devant la Cour d’appel.

III. Remboursement à l’exproprié de l’impôt sur la plus-value immobilière apparue à l’occasion de l’expropriation

L’impôt sur cette plus-value est susceptible, pour les personnes qui y sont assujetties, de grever sensiblement le patrimoine de l’exproprié. Ce dernier pourrait dès lors, du fait de cette taxation, ne plus être en mesure de disposer d’une somme lui permettant d’acheter un immeuble de la même valeur que celui dont il a été dépossédé.

La question de savoir si le préjudice lié à l’impôt sur la plus-value peut valablement être pris en considération dans le cadre de l’indemnisation du préjudice matériel de l’exproprié s’est dès lors posée. Traditionnellement, les pouvoirs publics refusaient de tenir compte de cette partie du préjudice en considérant que l’impôt constituait une cause juridique propre cassant par nature le lien de causalité entre l’expropriation et le dommage. La jurisprudence abondait également en ce sens.

Par un arrêt du 29 octobre 2009[8], la Cour de cassation a toutefois considéré que « si l’indemnité d’expropriation est imposée dans le chef du contribuable en tant que plus-value forcée, cette indemnité doit être majorée de l’impôt dû sur celle-ci afin de permettre à l’exproprié de se procurer un bien de la même valeur ». L’impôt sur la plus-value constitue, dès lors, un dommage indemnisable dans le chef des personnes pouvant être taxées sur la plus-value immobilière apparue à l’occasion de l’expropriation.


[1]Cass., 20 septembre 1979, Pas., 1980, I, p. 60, concl. F. Dumon ; R.C.J.B., 1982, p. 100 et s., note F. Maussion; R.W. 1979-1980, p. 1911 et s., note G. Suetens-Bourgeois.

[2] Cass., 14 juin 1990, Pas., p. 1159; Cass., 7 juin 1956, Pas., p. 1073.

[3] Cass., 5 mai 2006, Pas., p. 1017, concl. Henkes, J.T., 2006, p. 339.

[4] Cité dans les conclusions de l’Avocat général Henkès précédant l’arrêt de la Cour de cassation, J.T., 2006, p. 340, qui rappelle également l’enseignement de la Cour constitutionnelle et de la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg en la matière.

[5] Cass., 31 janvier 2008, Pas., 2008, p. 305. À propos de la jurisprudence antérieure, voy. M. Nihoul, La répétibilité des honoraires du conseil en matière d’expropriation (…), J.T., 1996, p. 401.

[6] C.C., 8 décembre 2011, n° 186/2011.

[7] Cass., 22 mars 2012, R.G. C.10.0155.N.

[8] Cass., 29 octobre 2009, Pas., p.2460 ; T. not., 2011, p. 424, note Toury et Denys.

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