Saisir le Conseil d’État dans un délai de soixante jours : principes et tempéraments…

Michel Kaiser
Avocat Altea
Collaborateur scientifique à l’U.C.L.

 

Emmanuel Gourdin
Avocat Altea 

Le délai de soixante jours pour l’introduction d’une requête en annulation devant le Conseil d’État constitue l’une des pierres angulaires du contentieux de l’excès de pouvoir devant la Haute Juridiction administrative. Dans la tension entre les deux grandes inspirations philosophiques dudit contentieux que sont le principe de légalité, d’une part, et celui de sécurité juridique d’autre part, les concepteurs du contentieux objectif d’annulation des actes administratifs devant le Conseil d’État ont manifestement mis l’accent sur la sécurité, entendant éviter de paralyser trop longtemps l’action administrative[1]. Pour le requérant ou son avocat devant le Conseil d’État, la vitesse de réaction qui s’impose ne doit cependant pas se confondre avec une certaine précipitation.

Il convient d’abord d’observer que le délai de soixante jours, par nature, ne prend, sauf concomitance de circonstances, pas cours au moment où l’acte attaqué est adopté, voire à la date formelle que l’autorité impose sur son instrumentum mais, fort heureusement, au moment où le requérant y accède ou est présumé devoir y accéder. Concrètement, « le délai dans lequel le recours en annulation doit être introduit prend cours au moment où la forme de publicité qui est obligatoire pour l’acte attaqué est accomplie ou, à défaut, au moment où le requérant en a connaissance »[2]. Certains arrêts récents du Conseil d’État, sélectionnés au titre de pur échantillon non exhaustif, paraissent apporter divers éclairages utiles sur cette question. En lien avec cette évocation du point de départ du délai de soixante jours pour saisir le juge administratif, il nous semble intéressant d’aborder également le nouvel article 19, alinéa 3, des lois coordonnées le 12 janvier 1973 sur le Conseil d’État.

Techniquement, et selon la distinction traditionnelle opérée par la jurisprudence du Conseil d’État, trois hypothèses doivent être distinguées. Précision transversale importante, quel que soit le mode d’accès à l’acte attaqué, le premier des soixante jours du délai est toujours fixé au lendemain. En d’autres termes, la date à laquelle le requérant est censé avoir eu accès à l’acte est en quelque sorte « le jour zéro ».

La première hypothèse est celle de la publication officielle de l’acte. Si l’acte doit faire l’objet d’une telle publication, par exemple mais pas exclusivement au Moniteur belge, la date de prise de connaissance de l’acte est celle correspondant à cette publication.

La deuxième hypothèse est la situation dans laquelle l’acte doit faire l’objet d’une notification formelle à son destinataire. Dans ce cas, c’est la date à laquelle cette notification intervient qui constitue la date officielle de réception de l’acte, veille du point de départ du délai de recours. Lorsque la notification est faite par envoi recommandé postal simple, le premier des soixante jours du délai pour l’introduction de la requête en annulation est toutefois le troisième jour ouvrable qui suit l’envoi du pli, sauf preuve contraire du destinataire. Ce jour est donc compris dans le délai. Il s’agit toutefois d’une présomption. Concrètement, c’est la réalité de la réception de l’acte qui compte et la règle est fixée en ce sens que le délai pour l’introduction de la requête peut prendre cours lors de la réception de la notification[3]. Le destinataire de l’acte peut donc démonter qu’il n’a pas reçu cette notification dans le délai précité en vue de renverser la présomption.

L’on doit encore préciser que, dans de nombreux arrêts, le Conseil d’État a considéré que « la réception de la notification » était réalisée par le dépôt d’un avis de passage du facteur, quand bien même, le destinataire n’en aurait pas pris connaissance à cette date[4].  Dans un arrêt récent[5] toutefois, le Conseil d’État a amorcé un potentiel revirement de jurisprudence. Il a, en effet, indiqué que, eu égard à l’article 16 de l’arrêté royal du 24 avril 2014 portant réglementation du service postal, celui qui n’est pas présent à son domicile lors de la présentation du pli recommandé, dispose encore d’un délai de quinze jours pour le retirer, ainsi que pour signer et dater l’accusé de réception. Par conséquent, le délai de recours en annulation contre l’acte attaqué ne commence à courir que le premier jour qui suit la réception effective du pli par la requérante lorsqu’elle se présente au point poste pour retirer le pli en respectant le délai, et signe l’accusé de réception. Cet arrêt concernait certes une notification faite « avec accusé de réception » (dans ce cas le premier jour du délai pour l’introduction de la requête est celui qui suit le jour de la réception), mais il laisse entendre que son enseignement pourrait être transposé à un avis recommandé simple dès lors qu’il précise que l’envoi par un recommandé avec un accusé de réception n’est rien d’autre qu’un mode de preuve que l’autorité s’aménage afin de prouver que le destinataire de sa décision l’a reçue plus de soixante jours avant l’introduction de son recours.  Le lecteur considérera, bien entendu, les lignes qui précèdent avec la prudence que requiert la prise de connaissance d’une décision, innovante mais encore isolée.

Dernier rappel, certaines notifications peuvent, sur la base de la réglementation les concernant voire de son silence ou encore de la pratique, faire l’objet d’une notification qui, bien qu’obligatoire, prend une autre forme que le recommandé postal : la lettre ordinaire, le courriel, la remise contre récépissé… Ce sont alors les modes de preuve classiques qui, dans le débat entre parties, permettront d’établir la date de réception de l’acte et le point de départ du délai de prescription du recours de soixante jours.

Enfin, reste la troisième hypothèse la plus incertaine qui est celle de la prise de connaissance d’un acte qui ne doit être ni publié officiellement, ni notifié. Sans entrer dans le détail d’une jurisprudence particulièrement dense en la matière, l’on rappellera que le Conseil d’État exige, dans une telle situation, que le requérant puisse démontrer qu’il a mis tout en œuvre pour prendre connaissance de la décision dès que possible[6]. Cela étant pour que le délai de recours commence à courir, il faut que le requérant ait une connaissance assez précise et suffisante de l’acte[7]. Est-il besoin d’ajouter que, dans de telles circonstances, l’appréciation par le juge administratif de la « suffisante diligence » du requérant s’avère particulièrement casuistique ?

L’on se méfiera encore des faux amis. Ainsi, il peut advenir que plusieurs modes de publicité interviennent pour un même acte. Lorsqu’une forme de publicité obligatoire est règlementairement prévue, seul son accomplissement détermine le point de départ du délai de recours à l’égard de son destinataire et ce, quand bien même une autre forme de publicité a été accomplie[8]. Ainsi par exemple, une étudiante en médecine a-t-elle appris à ses dépens que le mode de communication de résultats qu’elle contestait était la date de leur affichage et non celle de leur notification, de sorte que le recours introduit plus de soixante jours après la notification était tardif[9]. Le Conseil d’État a aussi jugé que pour la personne à qui un arrêté d’expropriation doit être notifié, le délai de recours commence à courir à la date de sa notification, même si ledit arrêté a été publié au Moniteur belge[10].

Revenant au cas de figure dans lequel l’acte administratif doit faire l’objet d’une notification formelle à son destinataire, l’article 19, alinéa 2 des lois coordonnées le 12 janvier 1973 sur le Conseil d’État précise que le délai de prescription du recours ne prend cours « que si la notification par l’autorité administrative […] indique l’existence [du] recours ainsi que les formes et délais à respecter », la disposition ajoutant que « lorsque cette condition n’est pas remplie, les délais de prescription prennent cours quatre mois après que l’intéressé s’est vu notifier l’acte ou la décision apportée individuelle ». On observera que cette situation, susceptible de tripler le délai de recours de principe, n’intervient que lorsque la réglementation prévoit une notification officielle de la décision à l’intéressé et au profit de celui-ci uniquement[11].

Le délai de soixante jours peut encore être gelé dans certaines situations où l’intervention d’une autorité tierce, postérieurement à l’adoption d’un acte administratif devenu définitif, est susceptible de retarder son point de départ. La jurisprudence paraît conférer un effet suspensif au délai de soixante jours en cas d’introduction d’un recours non organisé auprès de l’autorité de tutelle[12]. Mais c’est à l’intervention éventuelle d’un médiateur institutionnel ou « ombudsman » que la réforme des lois coordonnées sur le Conseil d’État intervenue au début de l’année 2014 a fait la part belle[13]. En vertu de l’article 19, alinéa 3 des lois coordonnées, l’introduction auprès d’un médiateur investi par une loi, un décret ou une ordonnance d’une réclamation contre un acte ou un règlement susceptible de recours devant le Conseil d’État suspend, pour l’auteur de cette réclamation, le délai de recours de soixante jours, la partie non écoulée de ce délai de recours ne (re)prenant cours qu’au moment où le réclamant est informé de la décision de ne pas traiter ou de rejeter sa réclamation. La suspension du délai ne peut toutefois se prolonger qu’au maximum quatre mois après l’introduction de la réclamation.

On peut encore souligner que l’introduction d’une demande de suspension, avec un recours en annulation, à la suite d’une saisine d’un médiateur conformément à l’article 19, alinéa 3 précité ne peut aboutir à considérer que la demande de suspension serait d’emblée tardive. La saisine du médiateur devrait tout au plus apparaître comme une circonstance à prendre en compte dans l’appréciation de l’urgence plus que comme un élément déterminant pouvant en soi invalider une demande en suspension[14].

Sur cet élément comme sur tous ceux évoqués dans la présente, on suivra avec un intérêt évident l’évolution des exigences pesant sur les praticiens au fil de la jurisprudence du Conseil d’Etat. Avec un conseil transversal intangible : la prudence constante en manipulant le calendrier ! Les délais, généralement de soixante jours, fixés par ou en vertu des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat[15] sont en effet « des délais de forclusion sanctionnés par l’irrecevabilité du recours. Le régime des délais de recours est d’ordre public »[16]. Qu’on se le dise et le redise…

[1] Voir M. Leroy, Contentieux administratif, 5e éd., Bruxelles, Anthemis, 2011, p. 487.

[2] Ibidem, p. 489.

[3] C.C., arrêt n°59/2011 du 5 mai 2011.

[4] Parmi une foisonnante jurisprudence voy. C.E., arrêt n°229.964 du 23 janvier 2015, Daube.

[5] C.E., arrêt n°237.896 du 31 mars 2017, Gielen.

[6] C.E., arrêt n°235.402 du 11 juillet 2016, Goblet.

[7] C.E., arrêt n°237.247 du 31 janvier 2017, S.A. X-Dim.

[8]C.E., arrêt n°237.674 du 16 mars 2017, ASBL Union des hôteliers, restaurateurs, cafetiers et traiteurs de Bruxelles et entreprises assimilées de Bruxelles.

[9] C.E., arrêt n°235.803 du 20 septembre 2016, de Bassompierre.

[10] C.E., arrêt n°235.828 du 22 septembre 2016, Soors.

[11] C.E., arrêt n°237.659 du 16 mars 2017, De Raet.

[12] M. Pâques, Principes de contentieux administratif, Bruxelles, Larcier, 2017, p. 317.

[13] Voy. Ph. Nicodème, « Vers une meilleure articulation entre l’introduction d’un recours au Conseil d’État et l’intervention du Médiateur fédéral : une réussite ? », J.T., 2015/33, n° 6619, pp. 701-706 ; J. Sohier, « Le Conseil d’Etat et la médiation institutionnelle », A.P., 2016/3, pp. 411-417 ; L. Renders, « Les liens procéduraux du mariage entre le médiateur institutionnel et le Conseil d’Etat », A.P.T., 2016/2, pp. 130-138.

[14] C.E., arrêt n°236.198 du 20 octobre 2016, arrêt dépersonnalisé.

[15]On rappellera qu’il existe d’autres régimes de délais que celui de soixante jours institué pour le contentieux objectif d’annulation des actes administratifs institué par l’article 14, §1er des lois coordonnées le 14 janvier 1973 sur le Conseil d’Etat.

[16] M. Pâques, op. cit., p. 307.

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