Brève de jurisprudence

Maxime Vanderstraeten
Avocat au barreau de Bruxelles (Liedekerke)
Assistant à l’ULB et à l’USL-B

Le camion à quatre roues directionnelles et autres spécifications techniques discriminatoires

C.E., 22 février 2017, n° 237.449, Établissements GDA

  1. Les spécifications techniques précisent l’objet du marché en définissant les caractéristiques requises des travaux, des fournitures ou des services, afin qu’ils répondent à l’usage auquel ils sont destinés par le pouvoir adjudicateur.

Tant sous l’actuelle réglementation des marchés publics[1], que sous celle qui entrera en vigueur le 30 juin 2017[2], les spécifications techniques ne peuvent, en principe, pas faire mention d’une « fabrication ou d’une provenance déterminée ou d’un procédé particulier[3], ni faire référence à une marque, à un brevet ou à un type, à une origine ou à une production déterminée qui auraient pour effet de favoriser ou d’éliminer certaines entreprises ou certains produits »[4].

  1. Dans une récente affaire, le Conseil d’État a eu l’occasion de préciser la portée de la notion de « procédé particulier » (C.E., 22 février 2017, n° 237.449, Établissements GDA). Il était question d’un marché de fourniture d’un camion arroseur destiné à assurer le lavage des voiries liégeoises.

Le pouvoir adjudicateur avait exprimé le souhait que le véhicule soit « très maniable, très compact (long. max. +/- 5 m ; larg. max. +/- 1,90 m) ». Il était par ailleurs précisé, à propos du moteur du châssis : « Direction hydraulique assistée à 4 roues directionnelles (commutables) obligatoires pour garantir un rayon de braquage très réduit et une très grande maniabilité ».

Deux entreprises remettent offre. L’une d’elles est déclarée irrégulière au motif que la machine proposée ne possède pas quatre roues directionnelles. L’entreprise concernée introduit un recours contre cette décision, estimant que l’exigence technique relative aux quatre roues directionnelles restreint inutilement la concurrence.

La particularité dans cette affaire est que le pouvoir adjudicateur n’avait pas renvoyé à une marque ou à un brevet déterminé (auquel cas l’illégalité aurait été manifeste). Le Conseil d’État rappelle cependant qu’il est aussi interdit de faire référence à un « procédé particulier », ce qui vise une grande variété d’hypothèses. Selon le Conseil d’État, la question qu’il faut se poser tient à savoir si une spécification technique détermine une performance à atteindre (exigence fonctionnelle) ou si elle impose, en réalité, une solution déterminée pour parvenir à cette performance.

Ici, le Conseil d’État constate que l’objectif à atteindre, en termes de performances, était de fournir un véhicule « très maniable, très compact », offrant « un rayon de braquage très réduit ». Le pouvoir adjudicateur n’avait pas précisé de rayon maximal de braquage. Or, il n’est pas démontré que seul un véhicule disposant de quatre roues directionnelles pourrait satisfaire à un objectif de maniabilité défini de manière aussi générale.

Le pouvoir adjudicateur, en imposant quatre roues directionnelles, n’a donc pas défini un « besoin », mais imposé un « procédé particulier », sans laisser aux soumissionnaires la possibilité de présenter des offres reflétant la diversité des solutions possibles.

Le Conseil d’État note enfin qu’il est indifférent qu’il existe sur le marché plusieurs entreprises capables d’offrir un véhicule à quatre roues directionnelles : l’exigence technique est illégale dès qu’elle a pour effet d’éliminer certaines entreprises ou certains produits qui pourraient parvenir à un résultat équivalent en termes de performances en recourant à un procédé différent de celui imposé par le pouvoir adjudicateur.

L’offre de la requérante ne pouvait donc pas être déclarée irrégulière et le Conseil d’État a annulé la décision attaquée.

  1. La conclusion pour le moins sévère de cet arrêt – rendu sur avis contraire de l’auditeur – s’explique peut-être par son contexte particulier : il s’agissait d’un marché portant sur un type de véhicule très particulier que peu d’entreprises sont en mesure de fournir, et la spécification technique querellée (« quatre roues directionnelles ») avait pour effet de restreindre encore le peu de concurrence existant sur ce marché spécifique. Une seule offre conforme à cette exigence avait d’ailleurs été déposée.

L’on s’interroge néanmoins sur les conséquences plus larges de cette jurisprudence quant au droit pour les pouvoirs adjudicateurs de définir leurs « besoins » (sans néanmoins imposer un « procédé particulier » prohibé).

Par exemple, il est légitime pour un pouvoir adjudicateur de s’assurer que les ordinateurs qu’il se procure sont suffisamment puissants pour assurer les tâches auxquelles il les destine (il s’agit du « besoin » ou du « résultat » à atteindre). Peut-il cependant aller jusqu’à imposer un processeur d’une fréquence déterminée (exemple: minimum 2 GHz) alors que le résultat souhaité pourrait, le cas échéant, être atteint par un ordinateur d’une fréquence inférieure ?

Un pouvoir adjudicateur, soucieux de la qualité visuelle des travaux de repeinte des murs de ses locaux, peut-il exiger la pose de « deux couches de peinture acrylique », alors que l’application d’une seule couche de peinture à l’huile pourrait le cas échéant suffire pour atteindre le même résultat ?

Un pouvoir adjudicateur peut-il se constituer un parc de « véhicules électriques », alors que d’autres véhicules (au gaz naturel par exemple) pourraient le cas échéant satisfaire les ambitions écologiques exprimées par le cahier des charges ?

  1. Les exemples similaires pourraient être multipliés et devraient inciter les pouvoirs adjudicateurs à la plus grande prudence lors de la rédaction de leurs cahiers des charges : autant que possible, il convient d’exprimer ses besoins en termes fonctionnels (c’est-à-dire sous la forme d’un résultat ou d’une performance à atteindre), et non sous la forme d’une liste de spécifications ultra-détaillées.

Si le pouvoir adjudicateur ne suit pas cet avertissement, et prescrit un procédé particulier prohibé, la conséquence est désormais précisée par la loi du 17 juin 2016[5] : le soumissionnaire peut présenter un produit ou un service équivalent. À l’instar du requérant dans l’affaire commentée ci-dessus, les entreprises ne doivent donc pas nécessairement être découragées par une spécification technique à laquelle elles ne savent pas se conformer, pourvu qu’elles disposent d’une solution technique alternative permettant d’atteindre le résultat exprimé par le pouvoir adjudicateur.

[1] Article 8, § 2, de l’arrêté royal du 15 juillet 2011 relatif à la passation des marchés publics dans les secteurs classiques.

[2] Article 53, § 4, de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics.

[3] S’agissant du « procédé particulier », la nouvelle loi précise que l’on vise le procédé « qui caractérise les produits ou les services fournis par un opérateur économique spécifique ».

[4] Il est fait exception à ce principe dans deux hypothèses : (1) lorsqu’il n’est pas possible de donner une description de l’objet du marché au moyen de spécifications suffisamment précises et intelligibles (dans ce cas la référence est accompagnée des termes « ou équivalent ») et (2) lorsque la référence est justifiée par l’objet du marché.

[5] Article 53, § 4, dernier alinéa, de la loi du 17 juin 2016 relative aux marchés publics.

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